L'Espace numérique : entrevue avec Louis Filiatrault

Par Maxime Chartier
Pour cette chronique de l'Espace Numérique, j’adopte le format entrevue. J’ai eu la chance de discuter jeux vidéo avec Louis Filiatrault à plusieurs reprises. Fidèle joueur, il a également un grand talent pour l’écriture. C’est avec plaisir que je vous invite à lire cet échange entre Louis et moi.

Maxime - Louis, parle-moi de ton expérience avec les jeux vidéo.

Louis - Je suis de la génération qui a découvert les jeux grâce au Super Nintendo (merci, Super Mario All-Stars), mais j'ai aussi eu beaucoup de contacts avec la NES et je suis devenu un amateur invétéré avec la Nintendo 64. J'ai donc de la nostalgie pour cette époque et je m'intéresse à l'histoire des jeux en général, mais je suis aussi demeuré très au courant des sorties contemporaines et surtout des développements concernant les jeux indépendants et narratifs, qui me passionnent depuis une douzaine d'années.
Parallèlement, j'ai conservé l'habitude de prioriser l'achat de copies physiques et de ne pas me départir des jeux que j'acquiers, car j'accorde une grande valeur à la "fixité" relative de ce format ainsi qu'à la libre circulation des jeux en tant que biens culturels. On pourrait donc dire que je suis un collectionneur, mais je ne m'intéresse pas à la rareté ni à la valeur de revente. J'amasse simplement les jeux qui m'intéressent et qui, selon mes critères, contribuent positivement au parcours de cette forme d'art.

Maxime - Nous avons eu la chance de discuter sur les jeux physiques et dans le nuage. Peux-tu me parler de l’importance de l’accessibilité et de la transmission des créations vidéoludiques ?

Louis - Observons un instant les sorties de cette année. Alors que les prochaines consoles se profilent à l'horizon, les premières grandes annonces effectuées cet été furent celles des retours de Tony Hawk et du vénérable Mafia de 2002. Un remodelage bien reçu de Saints Row: The Third vient tout juste de paraître, et le repiquage enthousiasmant d'un autre jeu culte (Nier) est attendu dans un avenir proche. Entre la refonte en profondeur de Final Fantasy VII, celles de la série Resident Evil et d'autres auxquelles on pourrait penser (Link's Awakening par exemple), force est de reconnaître que le "patrimoine" a la cote. Et devant un tel intérêt pour les jeux du passé, je crois qu'il est important que les oeuvres d'origine demeurent disponibles, via des canaux commerciaux ou non, sous une forme la plus authentique possible. C'est en ayant accès aux documents non altérés qu'on peut raconter l'histoire de façon juste, et que les créateurs peuvent s'en inspirer pour la suite des choses.
Mafia 1 Remake
Mais si les différentes plateformes numériques ont développé un catalogue très vaste au courant de la dernière décennie, j'ai peur que cela se soit fait en normalisant un certain caractère éphémère. Pour ne nommer qu'un exemple de cette tendance, un jeu comme No Man's Sky a peut-être connu des changements titanesques depuis sa sortie, mais toute trace de ces ajustements a été balayée de l'objet lui-même; les enregistrements vidéo captés au fil du temps demeurent les seules preuves de cette progression. D'un autre côté, plusieurs jeux notoires parus uniquement en ligne ne sont simplement plus disponibles à l'achat, tandis que certains magasins ont disparu entièrement - je pense à Desura pour PC et Mac, ou aux premières plateformes de Nintendo - et que d'autres seront certainement lessivés à leur tour dans les années à venir. Même les jeux pour appareils mobiles deviennent carrément inutilisables lorsque leurs développeurs ne parviennent plus à suivre la marche des perpétuelles mises à jour, alors qu'ils demeurent un pan énorme du marché des jeux vidéo. Je me demande souvent si cette nouvelle "culture de l'effacement" ne contribue pas à renforcer l'image fréquente des jeux vidéo comme étant un passe-temps figé dans le temps, qui répète les mêmes recettes et attire les mêmes publics, plutôt que comme quelque chose de durable et déjà chargé de mémoire. C'est un problème complexe et il me semble qu'une première étape gagnante serait d'estimer que les jeux méritent d'être conservés et documentés de façon fiable, et idéalement pour des raisons autres que simplement mercantiles.
No Man's Sky
Maxime - Comment vois-tu la situation actuelle ? Comment l’améliorerais-tu ?

Louis - À ma légère surprise, et malgré la COVID-19 qui continue d'ébranler toutes les fondations, j'ai l'impression - du moins de l'extérieur - que l'industrie se porte plutôt bien. Les studios AAA sont encore aux prises avec des problèmes liés aux ressources incommensurables que leurs projets exigent, mais les équipes indépendantes semblent avoir connu un élan salvateur que j'attribue à deux grands facteurs: d'abord à leur popularité sur la Switch, souvent considérée comme la plateforme idéale pour les jeux moins "high-tech", mais aussi à la montée d'entreprises spécialisées comme Limited Run Games et Annapurna Interactive, qui ont facilité la mise en valeur, la distribution adéquate et carrément la survie de plusieurs studios de grand talent. Ces éléments et certains autres, comme une tolérance grandissante pour les jeux plus "excentriques" au sein de la culture gamer (Untitled Goose Game, quelqu'un?), ont rendu le marché moins impénétrable qu'il y a quatre ou cinq ans. (NDLR : Vous pouvez acheter plusieurs Limited Run chez retromtl)
Untitled Goose Game
Du point de vue des amateurs de collection physique, l'époque est aussi généreuse et plutôt encourageante, même s'il reste encore du travail à faire. La popularité des éditions limitées sur console et PC - celles de Limited Run, mais aussi d'autres qui ont suivi son exemple - a augmenté la fréquence des sorties physiques de jeux moins typiquement commerciaux, et a finalement permis l'existence matérielle de nombreux titres importants de la dernière décennie. La tendance aux différents types de compilations rétro est aussi réjouissante - je pense au travail exemplaire de la compagnie Digital Eclipse, aux remasters de la série Yakuza, aux rééditions de Baldur's Gate et Planescape: Torment - et j'espère qu'elle se poursuivra un certain temps. Mais surtout, je souhaite que la voie "rétrocompatible" tracée par Microsoft, qui favorise la diminution du nombre d'appareils nécessaires pour profiter de sa collection, se manifestera à son tour de façon convaincante du côté de Sony. C'est peut-être ce que nous apprendrons très bientôt, lors de leurs prochaines diffusions promotionnelles.

Maxime - Enfin, si tu pouvais changer un élément dans la façon actuelle de vendre les jeux vidéos, quel serait-il ?

Louis - Il reste à mon avis à traiter l'achat ''nuagique'' d'une manière un peu plus distincte qu'il ne l'est présentement, étant donné sa nature complètement différente de la copie traditionnelle. De mon point de vue, l'introduction d'une taxe supplémentaire sur les achats numériques de jeux vidéo n'est pas une solution gagnante; la hausse générale des prix canadiens ainsi que l'imposition de la taxe québécoise, il y a quelques années, ont déjà rendu ce type d'achat bien moins attirant qu'il ne l'a déjà été. Cependant, je reste sympathique aux différentes stratégies d'abonnement et d'utilisation plus limitée, qui diminuent souvent le prix d'accès aux jeux d'une façon plutôt justifiée. Car en l'état actuel, les acheteurs numériques bénéficient surtout, au même coût que les détenteurs de copies fixes, d'une illusion de propriété: des produits sans garantie de fonctionnement sur le long terme, reliés à un seul profil d'utilisateur et souvent soumis à des mises à jour et vérifications obligatoires, ce qui constitue selon moi un désavantage net. Aussi bien être conséquent et continuer d'en faciliter l'accès à ceux qui ne sont pas rebutés pour autant.
La boutique GOG
À l'extrême inverse, il serait plaisant de voir se répandre davantage les ventes libérées de toute forme de licence d'utilisation, telles que celles proposées par itch.io et GOG. Mais au point où nous en sommes, Steam ayant largement dicté la marche à suivre au début de la dernière décennie, j'ai du mal à voir ce type de distribution devenir plus que marginal, notamment en raison de la gestion, voire de la discipline que ces achats peuvent exiger. Pour le moment, bien que mon souhait ne soit pas de culpabiliser les mordus de dématérialisation - car je crois qu'il est possible et sain de s'assumer en tant que "locataire" et de laisser à d'autres le soin de préserver les jeux de façon un peu plus dédiée -, j'aimerais surtout que l'on s'efforce collectivement de cesser d'aborder le jeu physique comme une relique du passé. 
J'ai peur qu'à force de trop nous écouter vanter la légèreté et l'immédiateté du tout-numérique, les manufacturiers tranchent et finissent par retirer tout simplement l'option de la copie physique, à même la conception des prochaines générations d'appareils. Nous nous retrouverions alors avec un médium opérant de façon bien commode, mais distribué exclusivement sous une forme non archivable, non consultable, contraint à des plateformes fermées ayant rarement fait preuve de leur engagement - non motivé par le profit - pour une véritable conservation historique. Et en tant qu'amateur de cette forme d'art qui n'a cessé de me surprendre et de me nourrir depuis plus de vingt-cinq ans, j'ai humblement du mal à croire que cela serait dans notre intérêt.

Maxime - Merci beaucoup Louis. Tes réponses sont très claires et je crois que tu vas permettre à plusieurs de voir l’univers des jeux vidéo d’un autre angle!

Retrouvez moi sur Twitter via @maxchartier et Louis via @LouisFil
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Commentaires

  1. Merci Louis Filiatrault, tes réflexions reflètent une bonne partie les miennes, pour ma part, j’ai commencer à lâcher prise sur le suivi et achats de différentes consoles...
    en vieillissant le temps fini par nous rattraper et dans mon cas, je ressens moins le besoin de vouloir tout essayer ou posséder, mais je comprends l’engouement que procure l’annonce d’une nouvelle console, ceci sans jugement!
    Il est dommageable que le futur des jeux vidéos physiques finiront que par le suivi numériques,
    Sony avec PS Now et Microsoft avec Game Pass ont ouvert la voie, maintenant il y a Google Stadia sans console... nous les vieux de la veille, vas falloir si habituer, qu’on le veulent ou non...
    Très bonne écriture Louis, bravo 👍


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